Je ne suis pas un adolescent romanesque. Je ne suis pas une brute congestionnée gouvernée par son estomac et son sexe. Je suis raisonnablement raisonnable, sentimental et sensuel, et capable de maîtriser mes émotions et mes instincts. J’ai pu rapidement supporter la vision de ta vie la plus intime, j’ai pu supporter de voir cette brute se coucher sur toi et entrer dans les merveilles de ton corps. Ce qui m’a bouleversé, c’est ce que j’ai lu sur ton visage.
Tu aurais pu ne pas tuer cet homme. Il t’avait dit qu’il te conduirait dehors. Peut-être mentait-il, mais ce n’est pas pour assurer ta fuite que tu l’as tué, c’est parce qu’il était dans ton ventre et que tu ne pouvais le supporter. Tu l’as tué par amour pour Païkan. Amour. Ce mot, que la Traductrice utilise parce qu’elle ne trouve pas l’équivalent du vôtre, n’existe pas dans votre langue. Depuis que je t’ai vue vivre auprès de Païkan, j’ai compris que c’était un mot insuffisant. Nous disons « je l’aime », nous le disons de la femme, mais aussi du fruit que nous mangeons, de la cravate que nous avons choisie, et la femme le dit de son rouge à lèvres. Elle dit de son amant : « Il est à moi ». Tu dis le contraire : « Je suis à Païkan », et Païkan dit : « Je suis à Eléa. » Tu es à lui, tu es une partie de lui-même. Parviendrai-je jamais à t’en détacher ? J’essaie de t’intéresser à notre monde, je t’ai fait entendre du Mozart et du Bach, je t’ai montré des photos de Paris, de New York, de Brasilia, je t’ai parlé de l’histoire des hommes, de celle du moins que nous connaissons et qui est notre passé, si bref à côté de la durée immense de ton sommeil. En vain. Tu écoutes, tu regardes, mais rien ne t’intéresse. Tu es derrière un mur. Tu ne touches pas notre temps. Ton passé t’a suivie dans le conscient et le subconscient de ta mémoire. Tu ne penses qu’à t’y replonger, à le retrouver, à le revivre. Le présent pour toi, c’est lui.